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Par Nathalia Dukhan
RÉSUMÉ EXÉCUTIF
Cinq après le déclenchement de la guerre en République centrafricaine (RCA), le dénouement du conflit semble lointain.[i] Devenu au fil du temps un territoire ingouvernable, le pays s’enfonce dans une crise structurelle sanglante pourtant qualifiée de conflit de basse intensité. Des communautés entières sont en effet régulièrement ciblées dans des opérations militaires savamment orchestrées. La responsabilité du chaos est surtout attribuée aux groupes politico-militaires et à diverses bandes armées qui règnent en maître dans le pays.[ii] Depuis 2014, la prolifération de ces groupes armés et leur expansion sur l’ensemble du territoire national[iii] traduisent l’enracinement et la professionnalisation d’un secteur d’activités en plein essor, celui de l’entrepreneuriat politico-criminel. En zones rurales, ces groupes sont les premiers pourvoyeurs d’emplois pour une jeunesse désœuvrée. L’insécurité régionale offre également des débouchés pour les mercenaires originaires des pays voisins, en particulier du Tchad et du Soudan.[iv] Leur prolifération et les trafics transnationaux d’armes et de ressources naturelles posent des enjeux majeurs pour l’ensemble de la sous-région Afrique centrale.
En plus d’avoir des visées prédatrices, certains chefs de groupes armés affichent volontiers leur soif du pouvoir. C’est dans cette logique qu’ils font et défont des alliances entre eux. Applaudis lorsqu’ils se « réconcilient », les armes ne se taisent pourtant pas. Les tactiques militaires changent et elles présagent une redéfinition des centres de pouvoir. En réalité, ces mutations reflètent une guerre d’intérêts que se livrent une multitude d’acteurs nationaux et étrangers. Lorsque les intérêts convergent, des alliances éphémères se forment mais les « réconciliations » sont souvent de courte durée. Dès que les enjeux changent, les alliances se transforment elles aussi et la guerre prend une nouvelle tournure. Souvent méconnus du public, ces agendas cachés sont pourtant à l’origine de l’instabilité en Centrafrique.
Étiqueté guerre civile, le conflit centrafricain présente à priori tous les symptômes d’une guerre entre communautés ethniques et religieuses. Alors que les groupes armés acquièrent des équipements militaires de plus en plus sophistiqués et mobilisent des hommes de mieux en mieux formés,[v] les communautés s’arment elles-aussi et participent parfois aux combats. Le secrétaire-général de l’ONU l’indique dans son récent rapport : « depuis avril 2018, la Centrafrique vit une résurgence des discours sectaires et l’intensification des affrontements intercommunautaires ».[vi] Entre avril et mai 2018, la Mission de stabilisation des Nations Unies (Minusca) recense 39 articles publiés dans 11 journaux nationaux qui incitent à la discrimination et à la violence.[vii] Le phénomène n’a rien de nouveau. Depuis 2005, plusieurs communautés ethniques et religieuses ont été victimes de discriminations et d’assassinats ciblés (voir annexe).[viii] En 2018, en plus des attaques répétées sur les musulmans, les chrétiens sont également devenus des cibles.[ix]
Ces violences sectaires sont brandies comme une arme de guerre. Elles visent à diviser et inciter la haine entre communautés. En l’absence d’État de droit, les populations traquées se tournent alors vers des protecteurs. Ces derniers, à l’origine de la montée des tensions, recherchent quant à eux une assise populaire pour légitimer leurs crimes et leur pouvoir. En jouant sur un sentiment de solidarité ethnique ou religieuse, ces « protecteurs » mobilisent de jeunes combattants et des financements. Les systèmes d’alliances entre groupes armés se multiplient et se renforcent grâce à ce climat délétère. Souvent éphémères et opportunistes, ces arrangements révèlent une épreuve de force. Plus les commanditaires de violence de masse représentent une menace, plus leur pouvoir de négociation s’accroit et leurs gains sont élevés. Le chef de groupe armé (le FPRC/CNDS), Abdoulaye Hissène, illustre d’ailleurs bien ce système lorsqu’il déclare « il faut que les hommes meurent, que le sang coule pour que des gens (comme moi) deviennent riches ».[x]
Considérés comme des interlocuteurs politiques légitimes avec qui il est nécessaire de négocier la paix tout en étant reconnus comme des criminels, les chefs des groupes armés monnayent leur position de force au prix fort. Pendant ce temps, la valse des médiations se poursuit en Centrafrique, sans qu’aucune solution durable et cohérente ne voit le jour. Au contraire, ces processus politiques dits de « dialogue » servent aujourd’hui comme instruments de luttes d’influence entre acteurs nationaux, puissances régionales et internationales. La course aux armes se poursuit aussi tant du côté des groupes armés, que du côté du gouvernement,[xi] assistés dans cette tâche par des réseaux d’acteurs extérieurs. Cette situation fait redouter une escalade des violences en formation, plus sanglante encore que par le passé.
En mai 2018, au lendemain d’une offensive meurtrière sur l’église de Fatima située dans la capitale du pays, Bangui,[xii] la plateforme des confessions religieuses en Centrafrique a dénoncé dans un mémorandum « les visées de certains pays voisins et étrangers, qui cherchent à dérouler (en Centrafrique) des agendas cachés afin de l’occuper, par le biais de groupes armés orientés et entretenus par eux ».[xiii] En Centrafrique, la théorie du complot n’est pas une théorie mais une réalité vécue au quotidien. Dans ce contexte, la paranoïa du coup d’État envahit le clan présidentiel. Les rumeurs de complots visant à destituer Faustin-Archange Touadéra avant les prochaines élections de 2021 vont bon train. Dans un pays qui a connu cinq coups d’état réussis depuis 1960 – et de nombreuses tentatives mises en échec grâce à l’intervention de pays alliés, la menace n’est pas prise à la légère.
En deux ans à la tête du pouvoir, le président ne s’est pas fait beaucoup d’amis. Au contraire, l’essentielle de la classe politique centrafricaine et les chefs d’États de la sous-région Afrique centrale ne voient pas sa gestion du pouvoir d’un bon œil. Pire, la France, ancienne puissance coloniale pour qui la Centrafrique est sa chasse gardée, voit ses intérêts mis en péril. Fermement accroché au pouvoir, le clan présidentiel privilégie aujourd’hui une coopération militaire et économique avec l’axe Soudan – Russie – Chine. En conséquence, la France active sa diplomatie et les stratagèmes pour préserver son influence en Afrique, sous le regard attentif des États-Unis. Qualifiée de guerre civile jusqu’ici, la Centrafrique vit aujourd’hui, plus que jamais auparavant, l’internationalisation de son conflit, à l’image de la guerre en Syrie.
Pour mettre un terme à la violence érigée en système, il est aujourd’hui urgent de reconnaitre qu’une autre façon de penser la paix est possible en Centrafrique. Une approche fondamentalement différente visera à mettre fin aux incitations à la violence en redonnant une place centrale à la lutte contre l’impunité. Ces recommandations s’adressent aux décideurs politiques et elles encouragent la création et le renforcement d’incitations à la construction d’une paix durable.